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Le grand procès de l'amiante et d'Eternit à Turin

Lundi 13 février 2012, le Tribunal de Turin a donc condamné à 16 ans de prison le suisse Stephane Schmideiny, 64 ans,  et le belge Louis de Cartier de Marchiennes , 90 ans,  deux ex-dirigeants internationaux de la société Eternit Italie. Les deux hommes étaient poursuivis  pour les motifs de  « catastrophe criminelle » et « homicides par négligences criminelles », relatifs aux décès et maladies des travailleurs de 4 usines d’Eternit Italie et de riverains de ces usines, qui ont contaminé d’amiante leur environnement. 95 millions d’euros d’indemnisations civiles sont attribués, à titre provisionnel, 65 millions pour les entités publiques (région, communes, sécurité sociale italienne…) et 30 millions pour un certain nombre de personnes, victimes décédées ou malades, et leurs ayant droit. Les montants définitifs seront attribués lors d’audiences civiles ultérieures. Le holding belge Etex, successeur de la compagnie financière eternit, qui était jadis actionnaire et copropriétaires des usines italiennes avec le groupe suisse Schmideiny, devra aussi participer à l’indemnisation de dommages civils.
Dans le texte ci-dessous, publié sur le site de la RTBF , le journaliste marc molitor retrace l’histoire de cette catastrophe et de ce procès
(  http://www.rtbf.be/info/societe/detail_mega-proces-de-l-amiante-a-turin-le-jugement-est-rendu-ce-lundi?id=7558293 )

« Un procès inédit
Un procès inédit en Europe, non seulement par son ampleur mais aussi parce que le parquet de Turin a voulu poursuivre au delà des frontières deux grands noms de l'amiante: le suisse Stephane Schmidheiny et le belge Louis de Cartier de Marchienne; et cela pour les motifs de  « catastrophe criminelle » et « homicides par négligences criminelles ».
L'affaire remonte aux périodes d'exploitation de plusieurs usines Eternit en Italie (Casale Monferrato, Cavagnolo, Rubiera, Bagnoli), mais les conséquences sont encore très lourdes aujourd'hui pour les populations concernées, car les maladies de l'amiante ont des délais de latence parfois assez longs, notamment dans le cas du mésothéliome (cancers de la plèvre et du péritoine).
Près de trois mille victimes étaient recensées dans la cause : au début du procès, il s’agissait de 2 056 décès et 836 cas de cancers souvent incurables de l'amiante qui sont enregistrés comme ayant été provoqués par ces exploitations Eternit d'Italie. Entretemps le nombre de morts s’est accru. Si le procès concerne 4 établissements d’Eternit Italie, une grande partie d'entre eux ont été enregistrés à Casale Monferrato, une petite ville située à 70 kilomètres de Turin. Dans cette ville, l'établissement a été fermé en 1986, mais aujourd'hui on enregistre encore en moyenne plus de 40 nouveaux cas par an de mésothéliome chez les habitants. Dans cette ville de 30 000 habitants, toutes les familles sont touchées, tout le monde connaît de près au moins une victime. Certaines familles sont très cruellement frappées avec deux, trois, quatre ou même cinq victimes.

Des données épidémiologiques catastrophiques
Au début, c'étaient surtout les travailleurs qui étaient touchés. Avec le temps, il est apparu que de plus en plus d'habitants et de riverains de l'entreprise l'étaient aussi.
La raison en est que l'amiante ne s'est pas arrêté à la porte de l'usine. Il était partout, les poussières d'amiante étaient poussées sur la ville, et celle-ci était en permanence traversée par des camions transportant de l'amiante ou ses produits, non confinés. En outre, de nombreux déchets d'amiante-ciment ont été utilisés pour les soubassements de maison, de parcs, de chemins, de jardins. L'entreprise offrait ses déchets gratuitement aux gens.
Les syndicats et les habitants ont commencé à réagir de concert dans la deuxième moitié des années 70 et les années 80, avec quatre revendications:

    La fermeture de l'entreprise, ce qui était exceptionnel de la part de syndicats, et n'a pas été facile à faire accepter par tous
    L'assainissement des terrains, effectué aujourd'hui à plus de 50 pourcent, aux frais de la collectivité
    L'indemnisation des victimes et la poursuite des responsables.
    Des budgets pour la recherche médicale sur le mésothéliome.

L'indemnisation des victimes et la poursuite des responsables
C'était un des objets du procès. Saisi par de nombreuses victimes, le parquet de Turin a mené l'enquête. Dans un premier procès, qui concernait alors des dommages aux travailleurs uniquement, des responsables italiens ont été condamnés dans les années nonante. Le belge Karel Vinck, alors administrateur, était poursuivi, mais il bénéficia de la prescription. Plus récemment condamné à Syracuse en Sicile, pour des faits semblables, il fut acquitté en appel.
Si une deuxième enquête a été lancée, c'est parce que les dommages se sont largement étendus et concernent aujourd'hui des centaines d'habitants qui n'ont jamais travaillé dans l'entreprise. Il s'agit dès lors aussi d'une forme de catastrophe « environnementale ».
Longue enquête du parquet de Turin
Le parquet de Turin, sous la direction du Procureur Rafaelle Guarinielleo, a mené une enquête large et profonde pour déterminer les responsabilités. En analysant l'univers des entreprises de l'amiante et d'Eternit, il a acquis la conviction que des responsabilités étaient à chercher au sommet.
Car les entreprises et les holdings de l'amiante, particulièrement Eternit (pour la belgique, c'était la compagnie financière Eternit devenue le holding Etex belgique), ont toujours formé, au niveau mondial, un entrelacs de relations économiques, juridiques, familiales, personnelles, au centre desquelles on trouve deux grandes familles, les suisses Schmidheiny et les belges Emsens et Cartier de Marchienne, quatrième fortune du royaume. Ces sociétés familiales ne sont pas cotées en Bourse et sont généralement peu transparentes. Les Belges ont dirigé la filiale Eternit Italie fin des années 60, début des années 70, ensuite les Suisses.
Stephan Schmideiny (64 ans) et Louis de Cartier de Marchienne (90 ans) sont accusés par le parquet de « catastrophe criminelle » et « homicides par négligences criminelles ». Le parquet estime avoir recueilli suffisamment d'éléments pour démontrer que, même en tant que dirigeants de sociétés mères en Italie ou à l'étranger, ils étaient directement mêlés à la gestion des sociétés concernées et qu'en tant de dirigeants d'un empire industriel organisé de façon si méticuleuse, rien ne pouvait leur échapper. Tous deux réfutent cette thèse. L’axe principal de leur défense est qu’ils ne furent jamais mêlés de près à la gestion des usines italiennes.

Tentatives de médiation
Les deux accusés n’ont assisté à aucune audience du procès, comme le droit italien le leur permet. L’accusé belge a toujours refusé de s'exprimer (sauf via la défense de ses avocats). Le suisse Stephan Schmidheiny lui, a tenté plusieurs médiations civiles à plusieurs reprises avec les avocats des victimes. Offre largement insuffisante, expliquent ces derniers ou alors, lorsqu’ils étaient proches d’un accord plus favorable (qui concernait moins de victimes) , les représentants du suisse se sont dérobés.
Trois semaines avant le début de la procédure qui aboutit aujourd'hui, Stephane Schmidheiny a fait une nouvelle proposition, directement aux victimes: 30 000 euros d'indemnité par + 20 000 euros pour la recherche, par victime. L'association a rejeté cette proposition, elle la juge insuffisante sinon insultante d'une part, et non assortie d'un aveu clair de responsabilité d'autre part. Certaines victimes ont cependant accepté, surtout les moins aisées financièrement. Elles craignaient aussi la durée du procès et l'éventuelle prescription. Pour rappel, il n'existe pas de système d'indemnisation public des victimes non professionnelles de l'amiante en Italie. De toute façon, le retrait de certaines parties civiles n'empêchait pas le procès de se tenir, puisqu'il s'agit d'une procédure pénale.
Récemment, Stephan Schmideiny a fait une nouvelle offre aux municipalités concernées, parties civiles au procès. Le maire de Casale Monferrato était tenté d’accepter, pour poursuivre l’assainissement de la ville car elle manque de moyens. Ce « pacte avec le diable » comme le qualifiait  l’association des victimes, a entraîné de vives tensions dans la ville. Finalement l’offre a été rejetée après que le Ministre italien de la santé soit intervenu et ait promis que l’état italien aiderait à l’assainissement. Les familles et associations de victimes étaient très en colère aussi après avoir appris, grâce à l’enquête, que les ex-dirigeants suisses de l’entreprise avaient , depuis des années, fait infiltrer leurs réunions par une pseudo journaliste qui rapportait fidèlement à ses commanditaires tout ce qui s’y disait.

Un réquisitoire percutant
 Au terme des audiences, en juillet 2011, le parquet a requis 20 ans de prison pour les deux accusés, soit douze ans, la peine la plus élevée possible pour ces délits, et huit ans de plus car le "délit se poursuit" en quelque sorte, les personnes exposées à l'amiante pouvant tomber malades plusieurs décennies plus tard.
   "Je n'avais jamais vu une telle tragédie (...) Elle a touché différentes régions de notre pays,  des salariés et des habitants. Elle continue à semer la mort et continuera à le faire qui sait pour combien de temps", a déclaré  le procureur Raffaele Guariniello durant son réquisitoire. Ce procureur s'était déjà illustré dans un grave accident aux usines thyssen Krupp dans lequel  7 ouvriers avaient été tués et plusieurs autres blessés. Il avait obtenu de lourdes condamnations pour les dirigeants de l'entreprise, aujourd'hui en appel.

Un procès de portée internationale
Des avocats d'autres pays, suisses, français, belges, se sont joints à leurs collègues italiens représentant les parties civiles. Il s'agit pour eux, et pour les associations, d'illustrer ainsi la portée internationale des problèmes encore causés aujourd'hui, non seulement par les conditions passées de l'exploitation de l'amiante, mais aussi présentes notamment dans les pays émergents où l'amiante est toujours largement produit et utilisé. C'était le souhait des familles de Casale Monferrato, attirer l'attention du monde entier pour éviter la répétition des drames qu'elles ont vécu et vivent encore.

Marc Molitor
(synthèse de plusieurs reportages à Turin et Casale Monferrato)